Lecture vivante et réjouissante de Les Esprits de la terre, de Catherine Colomb – Episode 5

La Filature, Espace MarkdeFabrick, chemin de la Condémine, 1315 La Sarraz Chemin de la Condémine, La Sarraz

Episode 5 Les Esprits de la terre (extrait)
— Il va pleuvoir, dit Béat.
Il proposa de se mettre à l’abri sous un arbre.
— Pas un noyer, le noyer attire la foudre. Vous avez de beaux noyers chez vous, Mademoiselle Zoé.
— Mais ce n’est pas chez moi, c’est chez mon frère, Adolphe.
— Mais où est-ce chez vous alors ?
— Nulle part.
Il donna d’un air méditatif un coup de pied vigoureux à une pomme de terre tombée d’un char, en murmurant: « Fous le camp ».
— Mais vous avez pourtant un chez-vous, reprit-il avec l’opiniâtreté bernoise.
— Mais non, c’est comme César, mon autre frère, il est invité ici et là, les autres habitent les deux domaines, ils sont mariés ou fiancés, vous comprenez.
— Mais vous avez pourtant une part, répétait-il. Il s’irritait, son cor le faisait souffrir. Elle expliqua, s’en étonnant elle-même à mesure, qu’elle ne possédait rien, « oh ! mais ils me donnent tout ce que je veux», qu’elle avait seule- ment quelques meubles dans un galetas, pas la commode Louis XV en tous cas, ni l’écharpe écossaise. (« Vous êtes trop vieille, Zoé, pour l’écharpe écossaise, vous devriez la laisser à Isabelle, moi je trouve. »)
— Vraiment ? Vraiment ? répétait Béat d’un air distrait, tordant son nez charnu.
Zoé cependant parlait du lac, de la grève et du château où elle était née. Ce château, qui n’est même pas à elle ! Ce soi- disant, prétendu château. Savait-on même s’il existait ?
César, à l’extrême bord de la propriété, les bras croisés appuyés sur la haie, « où sont, où sont les enfants », se demandait-il en regardant l’immense église d’or se fondre dans la nuit. Aussi loin que la vue s’étendait, la terre était chargée, encombrée d’herbes, de joubarbe, de graminées.
—C’est votre frère là-bas? Un original, dit sévèrement Béat.
Comme Zoé ramenait la conversation sur le château de ses parents, un tel ennui le saisit qu’il prit soudain, soule- vant son canotier et murmurant une excuse : « Retrouver des amis... » le chemin herbeux qui suivait le flanc de la colline et passait devant le cimetière interdit aux enfants et aux chiens. Des chiens debout appuyés au mur couvert de mousse, un peu de salive coulait de leur gueule haletante, leurs pattes pendaient vers le champ de repos. Béat cria encore entre haut et bas : « Fous le camp » à une Bintje1 tombée sur la sente tracée par les chars, rentra assez mécontent dans sa chambre où une lavette séchait sur une ficelle tendue à la fenêtre, et ne revint jamais.